Terre-à-terre...
Le sol méconnu
Moins
bien connu que l’espace ou les grands fonds marins, pas
très
accessible, ce milieu n’est pas susceptible de valoriser
financièrement
et à court terme de lourds investissements de recherche. Sa
méconnaissance calculée ou involontaire,
qui conduit à le
traiter
comme un substrat industriel reproductible à
‘optimiser', est par
contre
susceptible de mener des civilisations à leur pertes, des
populations à
la famine, des nations à s’entretuer. Fragile et
non renouvelable mais
aussi fortement
changeant verticalement (en quelques centimètres) et
horizontalement
(en quelques mètres), avec d’incroyables
discontinuités, le sol est
difficile à décrire. Selon son
humidité un même horizon peut être
tendre comme du beurre ou dur comme la pierre.
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Tout bêtement, il est
rare de pouvoir observer au détour d’un chemin un
profil de sol frais
(sur 2 mètres de profondeur environ) et encore plus rare de
pouvoir en
comparer plusieurs dans la même journée. Certains
talus font office de
fenêtres, mais sont rarement représentatifs du
vrai sol qui se
développe juste à côté et
dans tous les cas ne permettent pas de
comparer des enracinements. Au mieux, on connaît ce que
l’on travaille
soit 30 à 40cm. Comme le peu de terre que l’on
remonte d’un fond de
labour semble de plus en plus compact, stérile, caillouteux,
qu’une
partie des racines visibles a toujours tendance à
être déviée
horizontalement, l’extrapolation est
tentante : plus on descend et moins il doit s’y passer de
choses
intéressantes. Mais cela est souvent faux !
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Le sol complexe
Le sol
est un volume poreux de quelques décimètres
à plusieurs mètres
d’épaisseur. Il évolue et se transforme
lentement à partir d’un
matériau parental
initial : ainsi un cailloutis sableux calcaire (alluvions, moraine,
éboulis) peut donner en quelques dizaines de milliers
d’années un sol
argileux, acide et sans cailloux, ce qui est l’exact
opposé en terme de
propriétés agronomiques. Il a «
enregistré » en se modifiant les
pulsations du climat et de la végétation depuis
des milliers d’années.
Chaque type de sol raconte une histoire qu’il est utile de
connaître
pour en prévoir les propriétés, les
fragilités, profiter des
expériences réussies, éviter les
catastrophes annoncées. Les sols sont
répartis en couvertures pédologiques,
patchworks de types
différents, plus ou moins logiquement agencés
dans le paysage.
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Ce
volume fait office d’interface de transition entre la roche
‘saine’
et l’atmosphère. Tant qu’il y a des
racines on peut parler de sol car
une racine modifie toujours son environnement minéral
immédiat et
l’utilise d’une manière ou
d’une autre (cations, eau). Et dès qu’il
y a
une différence avec le matériau parental
géologique, cela fait partie
du sol, même s’il n’y a pas ou plus de
racines. Par ailleurs, le
matériel parental est, bien
plus souvent qu’on ne croit, et surtout en coteau et pied de
coteau,
composé d’une ou de plusieurs formations
superficielles de
recouvrement, sans aucune parenté avec le substrat
géologique vraiment
ancien (celui de la carte géologique par exemple).
Cela brouille
parfois les interprétations mais peut augmenter la
profondeur possible
d’enracinement jusqu’à plus de 2
à 3 mètres.
Le sol est un système exceptionnel à trois phases
(solide, liquide,
gazeuse), composé de matière minérale
dont une partie est très active
(plusieurs dizaines à centaines de mètres
carrés de surface d’échange
par gramme de sol), de colloïdes, de matière
organique, vivante ou non,
éveillée ou non, (des millions
d’individus, des milliers d’espèces par
gramme de sol), d’air et d’eau. Dans cette phrase,
on a déjà convoqué
la physique, la (bio)chimie, la microbiologie, la géologie,
la
climatologie et évoqué la plupart des
thèmes de pointe de la science
d’aujourd’hui (matières molles,
interfaces, génomique, biochimie
moléculaire entre autre). D’où une
difficulté certaine à en parler
‘simplement’ et en quelques mots.
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Le "château"
"C’est un petit château sous nos pieds",
dont il ne faut sous-estimer
ni la beauté ni la complexité, ni la
difficulté d’approche.
Nous allons filer la métaphore architecturale (quand je cite
les
chiffres ce sont de vrais ordres de grandeurs).
- Le ‘château’ peut
faire 300 m² ou 30m², plutôt un
modeste appartement dans ce
cas (30cm ou
3m de profondeur racinaire).
- Son entrée (les 40 premiers centimètres) sert
de sas et doit
évidemment être perméable aux
entrées et aux sorties (pas compactée).
Un hall d’accès splendide peut ne
déboucher sur rien. Une petite pièce
d’entrée modeste peut cacher des vastes
pièces
confortables.
- Ses habitants, vivants jusqu’à plus de
1m50 on trouve des vers anéciques. Certains organismes
fabriquent des
matières nutritives utilisables directement ou par symbiose
avec les
racines des plantes à partir de la roche ou de
l’azote de l’air ou de
la matière carbonée. D’autres sont
pathogènes et d’autres encore
reforment des
minéraux en les concentrant.
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- Ses
réserves (en cations, en
oligo-éléments, en carbone, phosphore,
potasse). Certains sols n’en ont naturellement pas
(n’ont que de
'petites glacières', d’autre sont très
gâtés et abritent d’énormes
garde-manger bien garnis. En général dans
ces sols il existe en plus des formes de
réserves minérales bien présentes mais
difficiles à extraire. Les
variétés cultivées
sélectionnées depuis 50 ans sont en
général mal
armées pour trouver ces réserves
cachées, puisqu’elles ont
été choisies
justement pour leur faculté de valoriser des alimentations
faciles et
abondantes. Elles n’ont plus la clef
génétique pour ouvrir les
coffres-forts les plus enfouis.
- Ses citernes (un sol peut stocker de 30 à 300
litres par
mètre carré,
d’eau utile pour les plantes (et 1/3 en plus en tout, y
compris l’eau
non utilisable).
- Son architecture solide, ou fragile, capable de résister
aux orages,
à l’érosion (matière
organique et cations).
- Ses stocks: de quoi
abreuver et nourrir tous ses habitants et alimenter leurs voisins du
dessus (les plantes) pendant 10 jours ou 150 jours.
- Certains de ces
composants deviennent toxiques pour ses visiteurs, même si
ses
habitants s’y sont habitués (aluminium,
acidité).
- Être lumineux, spacieux, avec de confortables couloirs
d’accès,
ou au contraire fait de pièces minuscules, sans
fenêtres et quasi
introuvables, mal aérées.
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La vie des sols
Les
habitants du château! Soldats, ingénieurs, princes
charmants, les
équipes nombreuses de chercheurs qui travaillent autour ont
chacun leur
métaphore.
Depuis les vers anéciques de plus de 40cm,
jusqu’à des nano-archées de
quelques fractions de microns, ils sont des millions à
cohabiter la
dessous. En poids: cette matière vivante ne
représente que 5% des 2 à
5% de matière organique totale vivante ou morte des 30
premiers
centimètres de sol. Donc à peine 0.025% de la
masse du sol.
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A une même
date, avec des occupations équivalentes, (forêt,
prairie, culture) mais
sur des sols différents, une activité biologique
« normale » peut
varier de 1 à 10.
Dans un même sol, mais selon la date de
prélèvement, l’activité
biologique peut varier de 0 à 100. De même entre
un sol agricole très
maltraité (tassé et fortement impacté
par les pesticides) et un sol de
forêt.
Mais activité très diminuée
n’est pas équivalent à
stérilisation ou
mort des sols. Un sol n’est jamais "mort":
fatigué, tassé, érodé,
acidifié, certes, mais "mort" c’est quasi
impossible à concevoir. Et
on constate tous les jours l’incroyable capacité
de résilience d’un sol
(tant qu’il n’est pas érodé
ou bétonné, évidemment).
En
utilité: c’est
évidemment un compartiment bien plus important. Le
problème c’est de
compter ces petits travailleurs qui arrêtent de se diviser,
s’endorment, ou peuvent même
s’arrêter de respirer (tout en gardant
leur pouvoir de ressusciter) dès que le milieu
n’est plus à leur gout
et plus assez alimenté (en eau, en matière
organique ou en oxygène).
Ce pourquoi un minimum de 1 à 1.5% de carbone organique (1.7
à 3% de
matière organique) doit être maintenu à
tout prix, faute de voir les
populations actives s’effondrer avec des
conséquences aujourd’hui bien
connues. Mais dès que ces conditions, somme toute assez
'simples', sont
réunies l’extraordinaire faculté de
division de ces populations permet
une recolonisation satisfaisante, les dégradations de la
plupart des
molécules pesticides redémarrent (la
plupart…)... Pour les vers de
terre
et les multiples petits insectes c’est
matériellement un peu plus long,
mais très bien constaté aussi.
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Simples? Pas tant que cela en fait,
puisque remonter un taux de matière organique est
coûteux, délicat (il
faut choisir les manières selon type de sol, climat,
topographie,
culture), et avoir des effets indésirables temporaires ou
même
durables s’ils ne sont pas réalisés
convenablement.
De très nombreux
organismes techniques travaillent autour de ce
thème et
échangent leurs expériences.
Depuis 10 ans la connaissance de la vie du sol est en pleine explosion
grâce aux outils, entre autre, de la
métagénomique (on étudie les
chaînes d’ADN extraites directement du sol, sans
avoir besoin de
cultiver les bactéries sur un milieu artificiel). Les
dizaines de
chercheurs et ingénieurs, s'efforcent de leur mettre un nom,
comprendre
leurs interactions, et leurs fonctions. Ce qui est fascinant,
c’est la
façon dont ces techniques de pointe se
(ré)concilient avec les
connaissances empiriques les plus anciennes. Espérons que
cette
complexité retrouvée va durablement impressionner
les apprentis
sorciers en herbe, toujours prêts à exploiter,
inoculer, "désinfecter", modifier, ce qu’ils ne
connaissent que depuis hier soir.
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Les racines
Nombre,
taille, âge, forme, fonctions… Là
encore c’est un système très
difficile à décrire et à quantifier.
Une expérience personnelle: comme
il y a plusieurs "ventres" racinaires, il y a des effets artificiels
qui faussent les observations. Quand un profil
s’arrête à 80cm, on
perçoit l’enracinement comme semblant
s’arrêter juste au-dessus, mais
si le profil descend à 150cm c’est la
même chose. A partir de 200cm,
on commence à avoir une vue d’ensemble convenable
(au-delà cela devient
vraiment délicat à réaliser
pratiquement, bien que possible avec des
précautions).
On sait aujourd’hui qu’elles accueillent au
cœur de leur
cellules des « endo-mycorhyzes » qui leur
permettent d’assimiler
directement des éléments sensés
être inaccessibles (le phosphore en
particulier).
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On comprend
alors que cette symbiose ne soit pas aussi
performante avec des racines rares, fines, peu pérennes,
qu’avec des
réseaux denses, anciens, bien lignifiés. Leurs
exsudats sont une
véritable potion magique pour les microorganismes de la fine
portion de
sol qui les entoure. Il y a donc encore une (autre) vie biologique en
profondeur, très localisées autour des coiffes
racinaires.
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La cartographie
La
plupart des conseils agronomiques doivent être
rapportés à un type
de sol. Pour tenir compte intelligemment de la variabilité
des sols,
une description correcte de la couverture pédologique est
nécessaire.
C’est bien différent du commentaire d’un
profil isolé.
Même en France
la couverture cartographique des sols n’est pas
complète. La
description parfaite n’existe pas (c’est la
mythique carte à l’échelle
1). Le coût de la cartographie à grande
échelle est explosif et ne
peut être envisagé systématiquement.
Beaucoup de biais ont été imaginés
(secteurs de référence, zones pilotes,
etc…) mais une cartographie
mutualisée et associée à la formation
directe des utilisateurs
(agriculteurs, techniciens), qui peuvent alors "finir le
travail" à la
parcelle, s’il le veulent, nous semble une solution
intermédiaire très
valable.
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